Les Europe du XIXe siecle face aux revolutions et aux identites nationales – Indice e Introduzione

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INDEX

Thierry Lentz, Le Congrès de Vienne, acte de naissance d’une Europe politique ? Roberto Balzani, Italie, France, Europe : de Mazzini au libéralisme

Eugenio Biagini, Victorian liberals and « Europe » : W. E. Gladstone and Joseph Chamberlain

Jean-Pierre Willot, Aux sources d’une Europe partagée : la médiation ferroviaire au XIXe siècle

LES CONFLITS ENTRE NATIONS AUX ORIGINES DE L’EUROPE CONTEMPORAINE ?

Fulvio Cammarano, 1914 : Two Europes

Laszlo Nagy, L’Europe et nation(alisme): la section hongroise du Mouvement Paneuropéen dans les années 1920

Elena Musiani, Federica Zanetti, D’un siècle à l’autre, l’Europe dans les manuels scolaires en France et en Italie

Marie-Claude Chaput et Julio Pérez Serrano, Le régime franquiste et l’Europe : Du rejet a l’intégration

L’EUROPE DES MARCHES AUX PRISES AVEC LES NATIONS

Isabelle Lespinet-Moret, L’Europe sociale selon l’Organisation internationale du travail, dans l’entredeux-guerres.

Nicole Kerschen, Etats-Providence et Europe sociale : de « l’esprit de 1945 » à aujourd’hui 

Alain Chatriot, Pierre Mendès France et la construction européenne : de la CED à la CEE, les logiques d’un refus

Alain Beltran, Construire l’Europe par les reseaux ?

Bernd Zielinski, L’Unification allemande et l’Europe

MEMOIRE ET IMAGINAIRES DE L’EUROPE CONTEMPORAINE

Yann Richard, Le territoire communautaire. Impossible référent identitaire

Myriam Benlolo-Carabot, La citoyenneté de l’Union européenne, un statut fondamental?

Martine Segalen, Quelles Europes pour quelles ethnologies ? Le cas de la revue Ethnologie française

Philippe Joutard, À la recherche d’une mémoire collective européenne.

Dieter Schlenker, Quelle mémoire de l’Europe dans les Archives européennes ?

Richard Toye, Brexit 2016: some notes for future historians

 

 

INTRODUCTION

Francis Démier, Elena Musiani

Cet ouvrage constitue la seconde étape d’une réflexion collective entamée, dans le cadre du Labex « Les passés dans le présent », sur la construction, dans un jeu de miroirs, de deux mémoires, celle de l’Europe et celle des nations qui la constituent. Dans une première publication, nous étions partis d’une remarque de Jean-Pierre Chevènement qui déplorait dans un livre la fin programmée des nations dans la vaste nébuleuse de la mondialisation des économies. Mais, au moment où est publié ce livre, le cadre de réflexion que nous avions tracé a déjà beaucoup évolué.
Désormais, la mondialisation semble trouver des limites dans la résurgence de frontières économiques dont l’objectif est de préserver l’hégémonie de grands empires menacés par de nouveaux concurrents. Le dialogue entre l’Europe et les nations a lui aussi changé de nature. Dans le discours politique dominant, il se formule désormais, par un conflit dramatisé entre une Europe porteuse des grandes valeurs de l’humanisme et de la paix et des nations dont l’identité tend à se confondre avec le nationalisme. Dans ce nouveau dialogue conflictuel, l’Europe a des valeurs, ses nations ont une histoire et cette histoire se fige
désormais de manière négative dans une mémoire des années 1930 qui les confond avec repli protectionniste, xénophobie, haine de l’autre et tentation de la guerre.
Cette présentation aux contours simplifiés, reflet d’une crise profonde de l’identité européenne comme de celle des nations qui la constituent, tend à bâtir une mémoire de l’Europe qui l’éloigne sensiblement de son histoire. « L’Europe des valeurs » dont la vocation est de surmonter les contradictions d’une autre Europe, celle qui revendique un credo néolibéral, est en effet le fruit d’une reconstruction mémorielle faite d’un assemblage hétéroclite qui a montré sa vulnérabilité.
Cette mémoire est d’abord celle des pères fondateurs de l’Europe puis celle du traité de Rome. Toutes les deux ont une légitimité profonde car elles définissent une Europe de la paix par la prospérité qui tranche sur une histoire contemporaine où les nations de l’Europe se sont déchirées et elle disqualifie en apparence des mémoires nationales qui se sont construites, elles, sur des souvenirs dont on peut penser qu’ils ont pérennisé des haines tenaces. Mais les institutions européennes ont vite compris la faiblesse d’un culte de l’image de Robert Schuman et de Jean Monnet comme celle du souvenir d’un simple traité. C’est la raison pour laquelle, Bruxelles a entrepris de « fabriquer » une mémoire, entreprise qu’on peut comprendre mais dont on peut aisément mesurer la fragilité en regard du poids de l’histoire qui pèse sur les sociétés européennes.

Cette démarche, a d’abord assigné à l’Europe, une mémoire sans âge, celle de la civilisation antique. L’Europe née en 1945 devait trouver sa source dans la culture grécoromaine et faire ressortir au-delà de toutes les épreuves «une continuité de l’histoire» depuis cet humanisme des origines. C’est en Grèce que le Parthénon, a été désigné par la Commission comme « le berceau de la démocratie européenne » et identifié de fait comme le premier lieu de mémoire de l’Europe. Puis, ce sont les racines chrétiennes, celles de l’Europe des cathédrales qui figurent sur les titres monétaires qui ont été choisies comme référence. Mais cette « mémoire source » a gêné les débats sur l’élargissement et s’est vite montrée périlleuse quand les opinions ont manifesté leur attachement à la laïcité et quand l’extrême droite a revendiqué bien haut ces sources de l’Europe pour stigmatiser l’immigration. La mémoire de l’Europe a encore pris un tournant avec la «chute du mur» quand elle a trouvé une nouvelle source de légitimité inspirée des interprétations de l’histoire du XXe siècle au prisme des «totalitarismes» et de la mise en place de nouveaux lieux de mémoires : ceux de la Shoah, mais aussi les chantiers navals de Gdansk qui reçurent le label officiel de « site patrimonial ». Les hésitations sur la manière d’identifier
une mémoire de l’Europe devaient être levées alors par l’entrée des anciens pays communistes dans une Europe confondue alors avec la démocratie, mais l’évolution de pays comme la Hongrie ou la Pologne a montré les limites de cet espoir. L’entrée de la Hongrie dans l’Union européenne a coïncidé avec la relance d’un culte mémoriel au cyclorama de Feszty, célébrant l’unification nationale des tribus hongroises autour d’Arpad avant que l’Etat hongrois, plus récemment, ne fasse l’objet de sanctions européennes pour avoir négligé les règles les plus élémentaires de la démocratie.
Force est de constater désormais que les « valeurs européennes » s’enracinent mal dans le quotidien des peuples qui la constituent dans un monde économique et social bouleversé par la crise de 2008. Les mémoires nationales apparaissent comme le premier, voire comme le recours privilégié, d’une large partie des populations affectées par le changement et en quête de points de repères. La mémoire de l’Europe, à l’opposé, s’est développée le plus souvent hors d’un large débat citoyen, alors que celle des nations, alimentée de la geste de grandes figures emblématiques qui peuplent l’histoire nationale,
articulée sur un ensemble de dates clefs qui étalonnent une chronologie familière, fixée sur un ensemble de « lieux de mémoire » qui appartiennent à l’horizon du quotidien, s’est à nouveau imposée avec force.
Les responsables de la politique européenne ont mesuré ces faiblesses et ils ont multiplié les initiatives qui visaient à former des agents de l’élaboration et de la diffusion d’une mémoire de l’Europe: chaire Jean Monnet, programmes d’échanges universitaires, encouragements donnés aux historiens pour constituer des archives de l’Europe et même des manuels d’histoire européenne. Il est toutefois significatif de voir que le projet de constitution d’archives de la mémoire de l’Europe ait eu pour premier objectif de recueillir les témoignages oraux des élites qui avaient contribué à forger l’Europe du traité de Rome et quand la Commission de Bruxelles voulut encourager l’écriture d’une «histoire vécue de l’intégration européenne» en incitant à récolter le témoignage de l’homme de la rue, des historiens considérèrent l’initiative comme tout à fait saugrenue.
Portée par une longue prospérité, des années 1960 aux années 1990, cette vulnérabilité mémorielle de l’Europe est restée cachée parce que les peuples du continent purent trouver leur compte dans une histoire courte qui leur apportait un progrès matériel sans précédent. Le temps de l’austérité et des crises a reposé de manière tout à fait nouvelle la question des origines.
Le moment est donc peut-être venu, ne serait-ce que pour écarter les reconstructions brutales et simplificatrices du passé, d’examiner à nouveau la longue histoire de l’Europe, plus complexe que le filtre mémoriel d’une «Europe des valeurs» que les Européens peinent à retrouver dans leur quotidien. C’est un des enjeux de cet ouvrage dans lequel des historiens se sont attachés à examiner à nouveau des moments de l’histoire de l’Europe qui peuvent éclairer notre présent. En effet, penser l’Europe, c’est tenir compte, en longue durée, des formes variées, souvent contradictoires, qu’elle a adoptées dans un dialogue à la fois complémentaire et conflictuel avec les nations. Il n’existe pas de fil unique, direct et continu courant à travers les siècles et capable de désigner une identité européenne qui transmette un ensemble de valeurs identiques d’un siècle à l’autre.
Dès l’époque médiévale, l’Europe est apparue partagée entre deux options contradictoires. La première tendait à confondre l’idée européenne avec la constitution d’un grand empire dont la puissance dominait l’ensemble des pays européens. A l’opposé, la seconde imaginait l’Europe comme un système d’équilibre construit à partir d’une négociation entre les grandes puissances. Le plus souvent, ce sont les excès de la puissance d’un grand empire qui ont suscité un nouveau schéma d’équilibre défendu pour des raisons  très variées qui vont de la morale chrétienne au cynisme politique. Contre la puissance de la Maison d’Autriche, Richelieu affirmait « …qu’il est bon que, pour le bien de l’Eglise, il y ait une balance entre les princes temporels». L’idée avait également son versant doctrinal. Dans les Six livres de la République, publiés en 1576, Jean Bodin proposait d’établir « …un contrepoids égal de puissance des uns et des autres » pour empêcher que la puissance d’un prince croisse en telle sorte qu’il puisse après donner lieu aux autres et envahir leurs Etats quand bon lui semblera».
Au XVIIIe siècle, cette perception de l’Europe évolua dans un monde qui s’ouvrait à une première mondialisation commerciale et où l’on prenait la mesure d’une identité européenne par rapport au reste de la planète. Dans une encyclopédie publiée en 1734, en Allemagne, chez Johann Heinrich Zedler, la rubrique «Europa» était ainsi rédigée : «Bien que l’Europe soit la plus petite des quatre parties du monde, elle est cependant supérieure à toutes les autres. L’air y est tempéré, et les campagnes sont très fertiles, à l’exception de celles qui s’étendent fort loin vers le Nord. Elle possède en abondance tout ce qui est nécessaire à la vie. Les habitants sont de bonnes mœurs, polis et censés dans les sciences et l’artisanat». L’idée fut reprise par le chevalier de Jaucourt dans l’Encyclopédie de Diderot en 1756 : «… il importe peu que l’Europe soit la plus petite des quatre parties du monde par l’étendue de son terrain puisqu’elle est la plus considérable de toutes par son commerce, par sa navigation, par sa fertilité, par les lumières et l’industrie de ses peuples par la connaissance des Arts, des Sciences, des Métiers et, ce qui est le plus important, par le christianisme dont la morale bienfaisante ne tend qu’au bonheur de la société …».
Cette idée nouvelle de l’Europe était celle de la République des Lettres, une communauté cosmopolite, attachée aux valeurs universelles de la culture mais encore attachée au milieu aristocratique des cours princières du XVIIIe siècle. Seul un Rousseau, en quête d’un projet de paix perpétuelle entre les peuples d’Europe, défendait l’idée que les peuples sont les vrais porteurs de la fédération européenne qu’il rêvait de voir apparaître.
Autre rupture dans les multiples déclinaisons qu’adopta l’Europe au fil de l’histoire, celle qui fut apportée par la Révolution française qui opposa une Europe des libertés à celle des aristocraties et eut Goethe pour citoyen d’honneur. Prise dans les tourments de la guerre, l’idée d’Europe des patries, d’Europe des peuples, se confondit vite avec celle d’une conquête aux effets ambigus, dans la mesure où les armées révolutionnaires qui sillonnaient l’Europe furent à la fois perçues comme des libérateurs et des occupants. Cette ambigüité trouve son expression la plus forte dans l’Europe napoléonienne qui donna à l’idée de nation issue de la Révolution française une dimension européenne puisque se créa un empire qui adoptait presque les frontières de l’Europe historique, mais cette fois autour des valeurs de la Révolution. L’Europe changea encore profondément de nature quand, en 1815, les chefs d’Etat fixèrent, à Vienne, les contours d’une nouvelle Europe dont l’objectif fondamental était d’écarter la menace révolutionnaire. Ce dispositif était guidé par l’idée qu’il existait un enchaînement fatal entre la révolution, la nation, la guerre. L’objectif fondamental de la « construction européenne » d’après 1815, transformé en système répressif de surveillance et d’intervention, se concentra sur la recherche d’un équilibre susceptible d’éviter une guerre entre puissances dont naîtrait nécessairement une nouvelle menace révolutionnaire. Affaibli face à leurs peuples, les souverains de l’Europe se trouvaient condamnés à l’entente et à une forme inédite de pacifisme. La paix ne pouvait être établie que par une conception équilibrée du partage de l’Europe ce qui excluait le plus possible l’existence de pays frustrés. Les souverains n’étaient pas plus sages, mais ils devenaient plus raisonnables, car guidés par la peur. Friedrich Von Gentz, le conseiller écouté de Metternich, fut l’auteur d’un projet de paix perpétuelle européen, fondé sur l’ajustement permanent d’un équilibre conservateur entre les Etats au sein d’un « système fédératif européen » qui veillerait à écarter « la folie de l’agrandissement ». Cette Europe « négociée » dont la nature profonde était de préserver les assises sociales de la vieille aristocratie ne résista pas aux révolutions de 1830 qui opposèrent deux Europe antagoniques, celle de l’ouest, libérale, « moderne » avec l’Angleterre et la France et l’Europe continentale attachée à la défense de l’ordre aristocratique et des couronnes légitimes.
Mais en arrière-plan du déclin politique de l’ordre européen de Metternich se développèrent de nombreuses doctrines d’une construction de l’Europe qui puisaient dans un fonds d’idées neuves. Celle des saint-simoniens est une des plus intéressantes car, de la « doctrine » des années 1830, au saint-simonisme d’affaires du Second Empire, elle constitue une note tenue, celle d’un projet de construction d’un monde pacifié à partir du pivot que pourrait constituer l’industrialisation. La matrice du projet se trouve dans l’ouvrage De la réorganisation de la Société européenne, que Saint-Simon publia en 1814. Dans cette phase de transition périlleuse pour toutes les sociétés et pas seulement pour la France postrévolutionnaire, le problème de la stabilisation sociale ne pouvait trouver de solution, pour Saint-Simon, dans les frontières nationales. Il ne pouvait être posé que dans le cadre d’une construction de l’Europe que Saint-Simon considérait comme étant « le but de tous nos efforts, le terme de tous nos travaux ».
La réflexion de Saint-Simon nous intéresse d’autant plus qu’elle apporte un contrepoint historique à la volonté à peine dissimulée de la Commission européenne de punir l’Angleterre du « Brexit » d’avoir osé se séparer du cercle de l’Europe. Pour « s’inscrire dansle changement voulu par les Lumières », changement auquel Saint-Simon tenait par-dessus tout et sortir de l’impasse créée par la pulvérisation de la société nouvelle, la France devait s’arrimer à l’Angleterre. Saint-Simo n ne nourrissait à son égard aucune affection particulière et soulignait au contraire son impérialisme, sa double nature « libre et heureuse au-dedans, despote à l’extérieur » ; il dénonçait même le machiavélisme de sa politique qui, disait-il, avait su profiter du désordre européen pour s’imposer dans le monde. Il montrait une Angleterre qui, par acharnement anti-français, avait aggravé à plaisir les désastres révolutionnaires et s’effrayait de son endettement démesuré. Pourtant, à ses yeux, l’Angleterre possédait la clef des problèmes de l’Europe car elle offrait un modèle politique que toutes les nations de l’Europe pouvaient alors lui envier et qu’elles peuvent encore méditer: «le système représentatif».
Au-delà de l’axe franco-anglais, Saint-Simon pensait qu’il était indispensable d’intégrer l’Allemagne à ce processus, non seulement parce que son apport à l’Europe, serait celui de la philosophie, contrepoids à l’esprit mercantile des Anglais, mais aussi parce que l’Allemagne confrontée au double problème de sa propre unification et de sa modernisation entravée, risquait de tirer, à nouveau, l’ensemble des pays européens dans un scénario de révolutions et d’instabilité.
Ces doctrines de l’Europe étaient toutefois le fruit de penseurs isolés, largement à l’écart des grands courants politiques qui se développaient alors dans la constitution de mouvements nationaux et patriotiques peu sensibles à ces idées fédéralistes. C’est ce qui fait toute l’importance d’une autre perspective européenne, celle de Mazzini, quand il créa le mouvement de la Jeune Italie et contribua à la formation d’un mouvement d’organisations « jeunes » à l’échelle de toute l’Europe (Allemagne, Irlande, Pologne…). L’initiative de Mazzini ne marquait pas seulement l’arrivée d’une nouvelle génération, celle qui n’avait pas connu la Révolution française, voire l’Empire, mais elle ouvrait une perspective nouvelle qui associait étroitement les nouveaux mouvements révolutionnaires et l’Europe elle-même.
Mazzini précisait en 1832 : « L’alliance des peuples est la seule véritable alliance capable de réduire à néant les entraves de ces deux fléaux que sont le despotisme et la guerre. Elle implique la fédération des peuples européens. Cette alliance représente l’avenir de la société moderne. La civilisation à laquelle tous les peuples ont collaboré constitue un héritage commun. Nous redeviendrons tous concitoyens, parce que nous sommes tous les enfants d’une seule et même patrie, l’Europe ». Cette unité des peuples de l’Europe devait être précédée toutefois de la formation de l’unification de chaque nation. Puis viendrait «la fraternisation des peuples » convoqués en congrès pour organiser un exécutif de «l’Europe républicaine confédérée».
Mazzini reflétait la pensée d’une petite bourgeoisie hostile à l’Europe des princes, mais l’Europe des peuples prit une autre dimension avec la révolution de 1848, une Europe dans laquelle pour la première fois le mouvement ouvrier fit irruption sur la scène politique. Cette force qui coalisait comme le disaient les notables « les puissances d’anarchie et de désordre » prit une dimension européenne et montra à Paris, à Vienne, à Berlin, à Milan ou à Venise qu’il existait une autre conception de l’Europe, celle dans laquelle la pression ouvrière poussait à intégrer des réformes sociales dans les changements institutionnels. Marx lui donna la perspective d’une Europe des prolétaires et de la lutte de classes, Philippe Buchez, socialiste chrétien, président de l’Assemblée constituante, de mai à juin 1848, lui donna la dimension de la fraternité : « La souveraineté du peuple, une fois admise par un des Etats européens doit l’être nécessairement pour tous… La pensée sociale devenue la même pour tous les groupes sociaux, il ne s’agira plus que de mettre en commun la satisfaction des intérêts nationaux… » Hugo, lui, à l’occasion du Congrès de la Paix en 1849, adressa aux Européens un message en forme de manifeste: « Un jour viendra où vous France, Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes les nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez dans une unité supérieure et vous constituerez la fraternité européenne… Elle sera plus que nation, elle sera civilisation, elle sera mieux que civilisation, elle sera famille…». Mais cette nouvelle ambition européenne avait aussi sa version « bourgeoise », celle des marchés. Napoléon III fut son interprète. Après avoir brisé le parti républicain et repris les idées de Michel Chevalier, celles des saint-simoniens et des libre-échangistes, l’empereur signera le traité douanier de 1860 avec l’Angleterre et tracera la voie à « l’Europe de Cobden » cette Europe du libre-échange, esquisse d’une certaine façon, au cœur du XIX e siècle, de l’Europe du traité de Rome.
Cet élan remarquable porté par une nouvelle croissance sera pourtant brisé par un enchainement de conflits qui, de 1870 aux grandes guerres du XXe siècle, transforma le sentiment national en nationalisme et, de l’Europe, fit un champ de batailles. De manière explicite, en 1870, Pierre Larousse dans le Grand dictionnaire universel, donnait une nouvelle définition du vieux continent: «L’Europe n’est quelque chose que tant qu’elle se nomme la France, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, la Prusse, l’Espagne… Le particulier l’emporte sur le général. Il ne saurait en être de même pour l’Amérique, l’Asie, l’Afrique, l’Océanie; là c’est le général qui a le pas sur le particulier: celui-ci se trouve à peu près complètement absorbé; au contraire l’Europe n’est guère qu’un nom géographique qui demande à être traité à grands traits».
Funeste perspective qui s’accompagna de massacres dont ampleur inédite posa le problème de la survie l’Europe comme socle ancien de civilisation. «S’unir ou mourir» déclarait en 1929 Gaston Riou, l’ancien combattant, pacifiste et européen convaincu. Mais c’est seulement en 1945, sur des ruines, que l’Europe a pu rompre ce long enchainement de conflits cruels qui menaçait son existence. Toutefois, la nouvelle Europe s’est construite alors sur une rupture avec l’histoire de ses nations. En 1946, Churchill donna le ton: «Nous devons tourner le dos aux horreurs du passé. Notre devoir est de regarder vers le futur. Si nous voulons sauver l’Europe de malheurs sans fin et d’une ruine sans recours nous devons la fonder sur un acte de foi en la famille européenne et sur un acte d’oubli de tous les crimes et les erreurs du passé».
Les mécanismes de la mémoire de l’Europe et ceux des nations qui l’avaient constitué ont alors profondément divergé. Les nations modernes s’étaient construites sur la mémoire des héros d’une longue histoire associée à des évènements fondateurs dans lesquels se reconnaissait l’honneur des nations. La nouvelle Europe s’est construite sur le mode de l’expiation, sur une mémoire immédiate, celle de l’Holocauste qui continue à la hanter et qui est devenue, selon l’expression d’Etienne François, « un mythe fondateur négatif». Les nations s’étaient construites avant tout sur l’écriture de leur passé, l’Europe actuelle s’est construite sur une logique plus vulnérable, celle de l’adoption d’un futur, sur ce qu’elle pourrait, ou devrait être.

 

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